La métaphore des photos de famille

Les photos sont précieuses en psychanalyse transgénérationnelle. Qui prend la photo ? Qui est dessus ? Qui regarde ? Que raconte l'histoire ?

30 JANV. 2024 · Lecture : min.
La métaphore des photos de famille

Accompagner la personne dans la reconstruction de son histoire familiale pour mieux l'aider à s'en défaire ou à accepter les alliances inconscientes et pour mieux l'aider, in fine, à devenir acteur, ou sujet, de sa propre vie, c'est là tout le travail de la psychanalyse. Un travail, parfois d'approche transgénérationnelle, sous l'angle des photos de famille.

La photo, un outil pour rythmer le temps

Comme le souligne le neuropsychiatre Mony Elkaïm, les photos de famille « nous aident à rythmer le temps ». Parfois, ajoute-t-il, on ne sait plus si nos souvenirs sont réels ou si nous les avons reconstitués à partir des photos que nous avons vues, depuis l'enfance, dans les albums. La photo souvenir vient ainsi se substituer au souvenir lui-même.

La photo, une double construction

La psychothérapeute Christine Ulivucci nous encourage quant à elle à avoir deux profondeurs de champ et à considérer avec netteté ce(ux) que nous voyons et ce(ux) qui nous regarde(nt), interrogeant ainsi cette particularité, en photographie, qu'est la double focale. La photo est, en quelque sorte, comme le souligne Mony Elkaïm, une double construction : « ce que l'on montre dans la photo » (prendre une photo, c'est prendre le contrôle, en quelque sorte ; c'est donc déjà symboliser quelque chose) et « ce que nous faisons de la construction qu'est la photo » (symbole de notre place dans l'histoire familiale, dans la société).

La photo papier, un réveil sensoriel, un trésor, un talisman

Tirée sur papier, la photo est tangible. Pour Christine Ulivucci, la photo papier peut susciter « un réveil sensoriel » pour celui qui la regarde qui l'aidera à symboliser ses ressentis, son vécu, sa réalité. Parfois, ajoute-t-elle, la photo devient un trésor, un talisman pour celui qui la possède et qui la porte sur lui en permanence.

Pour la psychologue Claudine Veuillet-Combier, « la photographie entretient des liens avec la vie, avec la mort parce que, sur les photos, on a la trace des générations qui passent ». Les enfants« sont toujours étonnés de découvrir », sur d'anciennes photos,« des personnes qu'ils ne connaissaient pas, qui ne sont plus là ». Les photos offrent ainsi parfois un moyen de se reconnecter aux personnes disparues, dans leur joie de vivre, dans leur vivant, pour empêcher le passé d'infiltrer le présent.

Photos de famille

La photo numérique, un partage narcissique

Hier comme aujourd'hui, les photos retranscrivent majoritairement des événements heureux – les événements douloureux sont rarement photographiés. Les photos d'aujourd'hui, précise Claudine Veuillet-Combier, « affichent le plus souvent la réussite affective, l'image idéale ».

Si la photo est toujours une façon particulière d'enregistrer un événement, en général positif (de le laisser imprimer sa trace), elle devient aussi, avec le numérique, une mise en scène consciente de soi-même, mise en scène – idéal du Moi – que l'on partage au plus grand nombre. Avec le numérique, cette mise en scène – que le sociologue Emmanuel Gratton qualifie de « narcissique » – est omniprésente (les photos ont migré des albums papier – circonspects, limités – vers les téléphones portables, les ordinateurs, les réseaux sociaux et leur multitude). Aujourd'hui, on ne passe plus forcément par un tiers (un photographe professionnel, un père, une mère, etc.) pour se représenter soi. On a la possibilité, grâce à l'image numérique, de se mettre en scène soi-même. Pour le psychanalyste Serge Tisseron, l'extimitéest ce désir de rendre visibles certains aspects de soi-même considérés auparavant comme relevant de l'intimité.

Avec l'argentique, il fallait faire des choix – de cadrage, d'angle – en amont. Avec le numérique, le tri se fait à postériori. Certes, mais la question du choix, du tri, de la sélection reste essentielle. On montre la personne, la famille, le groupe tels que l'on voudrait qu'ils soient. Dans la mesure où chacun contribue aujourd'hui à l'image, à la représentation de soi ou de son entourage, Claudine Veuillet-Combier parle de « rêverie partagée ». Très jeune, d'ailleurs, l'enfant devient photographe. Très jeune, il raconte son histoire, une histoire idéalisée. Son regard – sur sa famille, ses amis, son entourage, le monde – est là, devant, nous. Il peut avoir valeur de message aussi.

L'album, une fiction familiale à réinventer

Papier ou numérique, l'album de famille – des portraits, des photos de groupes, des photos de vacances, etc. qui sont transmises à la génération suivante, parfois de génération en génération – offre la possibilité d'interroger notre histoire (familiale, amicale ou autre), de s'en distancier parfois aussi.

Interroger les photos de famille notamment, c'est – comme le dit Christine Ulivucci – « porter un regard de sujet sur un roman familial qui a été transmis et qui ne correspond pas forcément à la réalité ». En psychanalyse, la vérité, la réalité importent peu. Ce qui importe, c'est le réel / les ressentis propres à chacun. Comme le résume Mony Elkaïm, ce qui compte, c'est la manière dont chacun de nous construisons et voyons le réel. Ainsi, deux personnes qui regardent une même photo – ou qui ont partagé, plus généralement, le même événement – n'en garderont pas les mêmes souvenirs, n'auront pas les mêmes ressentis. Chacune aura, au final, une version différente de l'histoire.

Selon Christine Ulivucci, les photos sont parfois « un enjeu au sein des familles ». Qui les détient ? Que suggèrent-elles ? Cette mémoire familiale ? Quelle est l'angle donné à la photo ? A l'album tout entier ? Qui se reconnaît ou, au contraire, ne se reconnaît pas dans l'image que la famille donne d'elle ? Qui fait partie du groupe ? Qui en est exclu ? Pourquoi ? Où sont les zones d'ombre ? Les trous ? Qu'est-ce qui reste hors cadre ? Hors champ ? Autant de chemins à suivre pour mieux déconstruire le mythe familial, pour mieux faire émerger de nouveaux liens, pour mieux reconstruire sa propre réalité et devenir sujet de sa propre vie.

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Écrit par

Gwenaelle Lepeltier

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Bibliographie

  • Entretien avec Mony Elkaïm, neuropsychiatre spécialiste de la thérapie familiale, et Christine Ulivucci, psychothérapeute ; France Culture ; Du Côté de Chez Soi ; 2014
  • Entretien avec Claudine Veuillet-Combier, psychologue clinicienne, maîtresse de conférence en psychologie clinique et psychopathologie à l'université d'Angers, et Emmanuel Gratton, sociologue ; France Culture ; Eprit de Justice ; 2022
  • L'intimité surexposée ; Serge Tisseron ; 2001

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